• Hum ! cette odeur de céréales grillées … de chaleur parfumée …
    Ma mémoire et mes sens en alerte avaient, dès le matin, flairé le retour tant aimé des monstres avides des grains parvenus à maturité . Cédant à cette forte émotion, j’ai laissé mes yeux s’ embuer de larmes .L’heure des moissons avait sonné et mes souvenirs m’ont embarquée …

    Cézanne, cette jument noire puissante, magnifique, têtue, rebelle … Il lui arrivait de refuser d’acheminer les chars lourds de paille . Elle menaçait de se coucher, écumante de rage . Il fallait lui administrer quelques claques sur la croupe pour qu’elle se calme . Une armée d’hommes accourait pour éviter que le char ne cède dans ce chavirement annoncé . Je vous épargnerai les jurons et autres mots fleuris qui pleuvaient dans ces moments de tension et de fatigue extrêmes ! J’aimais bien cette bête à la forte personnalité .J’avais l’âge de mes petits-enfants …

    Quelques années plus tard, j’ai été autorisée à conduire le tracteur, dans les champs où je pouvais zigzaguer, sans grand risque,  pendant que mon grand-père et mon père chargeaient les bottes de paille . La pédale d’embrayage était très dure et un peu éloignée de mon pied, mais une cale et l’assistance bienveillante de mon père faisaient l’affaire . Quelle aventure, quelle victoire pour celle qui n’était pas née le garçon espéré !

    Et puis un jour, est arrivé le ballet des moissonneuses, sur lesquelles mes enfants passaient des journées entières, fourbus, noirs de poussière, mais tellement fiers de vivre ces grands moments sous la haute protection de leur grand-père . Il pensait que la relève était assurée …
    Pourtant, au fil des années, son désir de transmission du patrimoine et du métier a quelque peu faibli . Il ne les encourageait plus à épouser sa vocation . Trop de traitements, trop de machines, trop de parcelles, des prix dérisoires,  des heures interminables … bref, le cœur n’y était plus . Il avait perdu l’amour de la terre …

    Comme je suis fière d’être née cul-terreuse, d’avoir grandi dans ce milieu où l’on garde les pieds bien ancrés dans la terre et la réalité de la vie, où la transmission des valeurs humanistes et du patrimoine culturel sont tellement authentiques !
    Je n’ai pas repris le flambeau . J’ai préféré l’Ecole Normale à l’Ecole d’Agriculture pour transmettre au sein de l’Education Nationale, chère au cœur de mes grands-parents et de mes parents, la capacité de curiosité, le goût du savoir, de l’effort … cette large part de mon héritage et de ma fidélité à la culture paysanne qui a forgé mon cœur et mon âme .
    Mais à ma retraite, quoi de plus normal, je me suis réapproprié leur ferme où le foisonnement des souvenirs nourrit mes convictions, mes combats, mes rêves, ceux de mes enfants et de mes petits-enfants en devenir .

    J’ai une pensée émue et reconnaissante pour ma grand-mère et ma mère qui avaient réussi à s’affirmer, à se réaliser et à conquérir une véritable responsabilité dans la modeste exploitation . Elles ont guidé mes pas et soutenu chacun de mes choix, elles m’ont encouragée à gagner mon autonomie, mon indépendance et ma liberté . Aussi, lorsqu’il m’arrive de douter, je sais que je peux aller puiser ma force dans le souvenir de leur parcours courageux, laborieux et audacieux …

    Partager via Gmail

    6 commentaires